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Il faudrait évidemment réitérer l’expérience sur différentes années et vérifier la valeur de l’hypothèse. Mais je ne le ferais pas : je laisse pour l’instant cela à d’autres. Je choisis donc l’année 1872. Pas complètement au hasard, pour être honnête, mais sans rien savoir de son contenu (je n’en ai plus le souvenir). Pourquoi cette année en particulier, parmi d’autres ? Pourquoi s’arrêter sur ce moment plutôt que sur un autre entre 1850 et 1886 ?

 

L’année 1872 compte peu de poèmes en regard d’années plus productives : l’analyse en sera plus aisée, facilitée. Faisons les comptes : il y a 34 poèmes pour cette année, numérotés de 1241 à 1275 dans les Poésies complètes, qui reprennent la numérotation de l’édition originale anglaise de référence. Il n’en reste plus que 9 dans l’anthologie Car l’adieu, c’est la nuit : les n°1241, 1243, 1246, 1249, 1250, 1255, 1263, 1268, 1273.

 

Ce qui est frappant quand on compare les deux séries (complète/sélectionnée), c’est une concentration beaucoup plus grande, dans la deuxième, d’éléments d’ordre « théorique » disons : essentiellement des poèmes, ou bien spéculatifs/métaphysiques, ou bien réflexif/métapoétique. Ce qui d’ailleurs donne une impression d’hermétisme beaucoup plus grande pour la seconde série que pour la première – accentués par des choix de traduction qui peuvent parfois obscurcir l’original, mais ce n'est pas certain - F. Delphy sacrifiant, elle, trop à la clarté et à la lisibilité d'un sens unique, ce peut être aussi un effet de contraste.

 

Mais essayons de donner de tout cela un rapide aperçu et ensuite d’en indiquer les conséquences :

Si ma barque sombre

C’est vers une autre Mer –

Le Rez-de-Chaussée du Mortel

Est l’immortalité

 

(1250)

Un Etre bien curieux que le Passé

A le fixer en Face

Un Transport peut nous gagner

Ou une Disgrâce –

Qui désarmé l’affronte

Je l’adjure de fuir

Ses Munitions défraîchies

Pourraient encore servir.

 

(1273)

 

pour la partie métaphysique par exemple, entre autres. Et pour la partie métapoétique, on peut prendre ce poème retenu par C. Malroux :

 

Vais-je te prendre ? dit le Poète

Au mot qui se proposait.

Mets-toi parmi les Postulants

Que j’affine mon choix –

Le Poète chercha dans la philologie

Et il allait sonner

le Candidat en attente

Quand surgit sans qu’il l’appelle –

Cette part de la Vision

Que le Mot voulait recouvrir

Ce n’est pas par nomination

Que les Chérubins révèlent –

 

(1243)

 

Il y en a d’autres. Tous ces poèmes « méta », pour aller vite, qui prennent, ont une tournure spéculative ou réflexive, donnent l’impression que Dickinson ne peut, du fait de sa « réclusion » – elle ne quitta que très rarement la maison familiale où elle vivait, ne voyagea qu’à de très, très rares occasions, et quand on venait la voir ne prenait pas forcément la peine, en tout cas tout de suite, de saluer l’ami ou les connaissances venues la voir –

 

qu’elle ne peut, donc, du fond de son isolement, que faire retour sur elle-même et sa propre activité ou bien quitter l’ordre naturel pour des questionnements métaphysiques – toute une conceptualité à laquelle le poème donne, en effet, admirablement corps. Tout se passe alors comme si de là où elle se trouvait, enfermée donc, plus rien du monde ne lui arrivait, ne la touchait : chambre ou maison devenues tour d’ivoire où seuls comptent Soi et les Idées.

 

Je crois au contraire que son enfermement, lui permettait un indéniable et singulier être-ouvert aux choses qui l’entouraient, notamment sur ceux de la nature, et qu’elle n’aurait sans doute pas pu l’expérimenter ailleurs ou autrement que « recluse » ; et que celui-ci se donne dans/avec une bien plus grande simplicité que ne le laissent apparaître la complexité langagière et théorique des poèmes par exemple cités, ou plus généralement retenus.

 

Il n’y a pas vraiment au cours des années de solitude qu’est la vie même de Dickinson – qui ne publiera quasi pas de son vivant et qui finalement ne semble écrire que pour elle, vivant de cette écriture même – de clôture du poème sur lui-même, ni même de fuite dans l’abstraction : ce qui compte est souvent ce qui est là, devant, dehors, et pas seulement dedans ou ailleurs. Il faut rétablir les trois dimensions, directions qui ouvrent, fondent l’espace poétique : le dehors, le dedans, et l’ailleurs.

 

Car on a parfois l’impression que l’hermétisme – supposé, fabulé ? – de la poésie Dickinsonnienne se tirerait en droite ligne de son hermétisme aux choses environnantes – se repliant sur soi, en soi il ne lui reste plus qu’à dire son activité même, poétique, et ce soi lui-même sous la double figure de l’émotion et des idées. Sourde aux choses, et ne vivant qu’en soi, « autiste ? », nous ne pourrions que rester sourds à une partie de son intériorité ainsi que son expression – mystère par ailleurs fascinant qui serait le poétique même (mais la limpidité, la clarté ne peuvent-elle pas être tout autant poétiques ?).

 

On pourrait même penser que le dehors n’est qu’un moyen d’objectiver, de figurer ce soi intérieur : un outil poétique et non son sujet parfois. Car en effet, il existe des poèmes, pour d’autres années que 1872 notamment, où l’animal, par exemple, apparaît comme simple moyen de figuration ou d’expression de questionnement de Soi et les éléments même de la nature comme relai, moyen d’une métapoétique.

 

C. Malroux insiste d’ailleurs beaucoup, dans ses notes, sur ce dernier point, tentant de nous éclairer en libérant tel ou tel poème de sa lecture seulement littérale, « naïve » disons, de sa signification première, donc, pour lui donner, révéler son sens métaphorique, second : sa signification métapoétique – mais les deux niveaux cohabitent évidemment. (cf. par ex. pour le poème n° 304, C. Malroux écrit : « L’ "Abeille qui ne fuit point" représente évidemment la poésie », note p. 392 de Car l’adieu, c’est la nuit)

 

Mais appuyons-nous sur l’année 1872 et sur deux poèmes retenus où la nature apparaît : le premier de l’année (1241) et le n°1246 :

 

 

Comme Crins d’Acier

Le Vent et la Neige

Avaient balayé la Rue d’Hiver –

La Maison pliait

Le Soleil dépêchait

De pâles Messagers de Chaleur –

Là où piétait l’Oiseau

Le Silence attacha

Son lourd – poussif Coursier

La Pomme dans le Cellier tiède

Etait la seule à jouer.

 

(1241)

 

 

Le poème s’achemine vers une sorte de nature morte dont on pressent qu’elle pourrait livrer quelque enseignement et se déploie avec une certaine nuance d’apocalypse par certains termes employées (« Deputies », « Steed », et même « Brooms of Steel » peut-être). Métapoétique et métaphysique y affleurent, je crois, même s’ils se trouvent comme maintenus, retenus, empêchés de se déployer outre-mesure et de l’emporter ; la mesure du poème restant ici nettement le moment lui-même : sa peinture ainsi que la dimension d’objet qu’il prend alors devant le sujet écrivant.

 

Mais quitte à ce qu’un Oiseau apparaisse et la Nature avec, que la description soit celle du moment dans son être-là-devant, pourquoi ne pas avoir privilégié – c’est vrai, il faut bien choisir dans une anthologie – cet autre poème de la même année (1257) : trop simple, pas assez réflexif, sans Figures d’apocalypse, de révélations suffisantes ? Mais lisons plutôt :

 

 

Un moineau pris une Tranche de Brindille

Et la trouva tout à fait délicieuse

Parce qu’il avait tendu deux fois, à mon avis

Son Assiette vide à la Nature –

Ragaillardi, il plongea

Au plus profond du Ciel

Jusqu’à ce que sa petite Silhouette

Disparût, confisquée –

 

(1257)

Trad. F. Delphy

 

Et en anglais, en une coulée musicale :

 

A sparrow took a Slice of Twig

And thought it very nice I think,

because his empty Plate

Was handed Nature twice –

Invigorated, waded

In all the deepest Sky

Until his little Figure Was forfeited away –

 

Cette simplicité et cette limpidité, elle est souvent présente chez Dickinson, ainsi que les oiseaux d’ailleurs (souvent absents de l’anthologie pourtant), qui devaient être les animaux qu’elles pouvaient le plus souvent observer de la pièce où elle écrivait. Il n’est évidemment pas question de réduire sa poésie à la description de quelque réel simplement déjà là devant

 

(Est-il jamais simplement déjà là devant, avant l’écriture même ? En tous les cas sans la poésie tout le réel n’est pas encore possible :

 

 

C’était un Poète –

Cet Etre

Qui extrait un sens surprenant

De Signes Ordinaires –

Une si vaste Essence

 

Des espèces familières

Ayant péri à la Porte –

Qu’on s’étonne de ne pas Soi-même

L’avoir captée – d’abord –

 

D’Images, Révélateur –

Le Poète – Lui et nul autre –

Nous investit – par Contraste –

D’une incessante Pauvreté –

(…)

 

(446) – 1862 )

 

l’imagination l’emportant bien souvent, ainsi que la réflexion – sur son art et sur la mort, le passé, l’existence, etc. – dans cet écrire à soi qu’était la poésie pour elle.

 

Mais il s’agit plutôt d’indiquer un effet de minimisation de ces thèmes naturels sous cette forme, plus évidente, plus accessible ; minimisation qui tient sans doute à l’image (construite ?) que fait se lever en nous le nom même d’Emily Dickinson : poésie de la solitude, obscure et métaphysique… Et tout se passe comme s’il ne fallait pas que le choix des textes y déroge.)

 

Prenons un autre exemple donc, celui annoncé plus haut : le poème n°1246 que C. Malroux traduit ainsi :

 

 

Les Nuages se mirent Dos à Dos

Le Nord commença à pousser

Les Forêts galopaient jusqu’à tomber

La Foudre jouait comme souris

Le Tonnerre s’écroulait comme gravats

Qu’il est bon d’être dans la Tombe

Où la Colère de la nature ne peut atteindre

Ni projectile ne pénètre

 

(1246)

 

 

Une fois encore : solitude de l’existant jusque dans la mort rêvée (métaphysique), s’accordant avec la figure du poète esseulé et pouvant même décrire le repli nécessaire à/qu’est l’écriture (métapoétique). Le poème qui précède celui-ci (1245), d’une même atmosphère globale, disons, mais non retenu, me semble indiquer une autre facette d’Emily Dickinson, s’accordant moins bien à ce que nous en savons à l’avance et à l’image qui en a été construite à travers les mythes qu’édifie toute entrée en littérature « officielle » – ce dont elle s’est toujours gardée :

 

la même année 1872, d’ailleurs, dans le poème qui précède celui sur le Moineau et sa Brindille, elle écrit ceci :

 

 

La simple Renommée d’un Trèfle

Dont une Vache se souvient

Est plus douce que les Royaumes émaillés

De la Notoriété –

La Réputation est consciente d’elle-même

Et cela souille son pouvoir

La Pâquerette qui regarde derrière elle

Ne mérite plus son héritage –

 

(1256)

Trad. F. Delphy

(poème retenu par C. Malroux)

 

Je reprends : même si le poème en question (2145) se termine explicitement sur une référence biblique – Elie emportée dans ciel dans un tourbillon alors qu’il discutait avec Elisée, à l’apparition d’un char et de chevaux de feu (II Rois, 2, 11) –, il ne me semble pas être de même tonalité que celui retenu ; mais lisons plutôt :

 

 

Le bruit ressemblait à la Pluie jusqu'à ce qu’il s’infléchisse

Alors on sut que c’était le Vent –

Il s’avançait aussi mouillé qu’un Vague

Mais balayait aussi sec que le Sable –

Quand il eut disparu s’étant poussé lui-même

Vers quelque Plaine on ne peut plus reculée

On entendit venir comme une Multitude

Et cette fois-ci, c’était bien la Pluie –

Elle emplit les Puits, enchanta les Etangs

Gargouilla sur la Route –

Elle fit sauter le bouchon des Collines

Et lâcha les Inondations –

Elle ravina les terres, souleva les mers

Mit en mouvement les Centres Vitaux

Puis comme Elie disparut dans son Chariot

Sur une Roue de Nuage –

 

(1246)

 

Le texte anglais est plus dense, plus musical aussi –

 

 

Like Rain it sounded till it curved

(...)

It walked as wet as any wave

But swept as dry as Sand

(…)

It fillet the Wells, it pleased the Pools

(…)

It loosened acres, lifted seas

(…)

 

mais tout aussi limpide, voire plus simple encore parfois que le rendu français. Mais qu’il est dur de traduire… En tous les cas, il y a là, je trouve, quelque chose d’une sorte de description naturelle (sans qu’on verse dans quelque naturalisme ou réalisme, s’entend) qui résiste par sa forme, son contenu à quelque emprise – comme on le dirait d’un terrain par l’Etat – métaphysique : l’expérience de quelque indécision de sens (ensuite en partie – mais en partie seulement – résolue – l’énigme de la Nature restant entière) quant à ce que donne à entendre la nature, son mouvement et sa venue propres :

 

« L’écoute du poète, en tant qu’elle tient ferme, est une écoute qui accompagne le surgissement et en équilibre le bond » disait Heidegger de et à partir Hölderlin. Cela vaut ici, aussi, je crois. Mais la démonstration tentée n’est peut-être pas pleinement convaincante. Il vaut la peine de tenter une deuxième fois de mettre en évidence ce qui semble présider aux choix des poèmes à retenir dans Car l’adieu, c’est la nuit.

 

Revenons donc à cette année 1872 : l’exclusion de poème 1248, au profit de celui qui suit immédiatement, me semble rejouer, exactement (y compris formellement : ils se suivent l’un et l’autre, le premier est abandonné) ce qui a eu lieu pour la séquence 1245/1246. Mais lisons ce poème non retenu :

 

 

Le Soleil et le Brouillard se disputaient

Le Gouvernement du Jour –

Le Soleil abaissa son Fouet Jaune

Et chassa le Brouillard –

(1248)

Trad. F. Delphy

En anglais :

The Sun and the Fog constested

The government of Day –

The Sun took down his Yellow Whip

And drove the Fog away –

 

Ce poème était-il trop « simple » ? Pas assez « pensif » ? Trop peu porteur de « vérité(s) », pas assez « édifiant » pour être retenu ? Il est vrai que le suivant, qui a aussi pour thème le Soleil, semble plus apte, par son contenu, à livrer le lecteur au questionnement métaphysique-existentiel qui serait la marque de fabrique de Dickinson :

 

 

Si je n’avais vu le Soleil

J’aurais supporté l’ombre

Mais de mon Désert la Lumière

A fait un plus neuf Désert –

 

(1249)

En anglais :

Had I not seen the Sun

I could have borne the Shade

But Light a newer Wilderness

My Wilderness has made –

 

C’est celui qui, donc, a été préféré. Si on prend note du fait que ce poème suit immédiatement celui sur le choix duquel nous nous étions arrêté en premier, (« Les Nuages se mirent Dos à Dos juste (…) » : n°1246) et qu’il précède celui-ci (déjà cité) : "Si ma Barque sombre C’est vers une autre Mer – Le Rez-de-chaussée du Mortel Est l’immortalité –, que F. Delphy traduit ainsi :

 

Si ma Barque fait naufrage

C’est pour une autre Mer –

La Première Marche de la Mortalité

Est l’Immortalité –,

 

on a là en effet une belle séquence pensive, mais un peu “fautive” du point de vue de la diversité, de la variété, des abords du Monde et de Soi que peut proposer l’œuvre poétique d’Emily Dickinson.

 

Nicolas Millet, 2020.

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